COUNTER
Auteur de l'article : Lionel Broye Date de parution : 2015
Sommaire
Donnée de l'oeuvre
Artiste : Grégory Chatonsky
Titre de l'oeuvre : Counter
Date de création : 1994
Classification : Art Internet
Article
En 2013 lors du lancement du programme de
recherche du PAMAL un certain nombre d’oeuvres
d’art a été proposé à l’étude dont le site Internet
COUNTER de Grégory Chatonsky créé en 1994[1].
Ce dernier présenté par l’artiste sur son site personnel n’est plus en ligne et n’existe plus que par sa description accompagnée d’une image (fig.1).
« Un site Internet constitué d’un compteur
de visites. « Counter » expose l’autophagie de
l’information sur le réseau puisqu’on y voit que
l’accumulation des visites. Le changement que la
dernière visite (+1) y est imperceptible. »
Depuis le début de notre recherche Grégory
Chatonsky a modifié la page de présentation
de Counter dont une version archivée se trouve
conservée par le PAMAL (fig.2).
À partir des informations recueillies sur le site Internet de l’artiste ainsi que celles obtenues lors de multiples échanges emails et téléphoniques, nous avons pu circonscrire l’environnement de création
Un environnement matériel et logiciel
En tenant compte de la période de création du
site, le navigateur employé était NCSA MOSAIC[2].
Les différentes versions sont disponibles en
téléchargement sur le site ftp de NCSA[3].
Pour cette étude nous expérimenterons deux
autres navigateurs, Netscape 3.0.1 de 1996 et
Netscape Communicator de 1998.
Pour en savoir plus : Étude comparée de l’affichage actuel de l’œuvre en ligne Counter de Grégory Chatonsky.
Les machines
L’artiste nous a indiqué avoir utilisé un Apple
LC475 commercialisé de 1993 à 1996[4]. Cette
machine se connectant au réseau via un modem
téléphonique, nous lui avons préféré un Quadra
650[5], machine contemporaine de la création de
COUNTER mais équipée d’un port AAUI[6] permettant
une connexion Ethernet.
Pour cette étude nous testerons deux autres
machines, un Umax Pulsar de 1996 et un Imac
de 1998 sous OS9.
Le compteur
Le compteur fonctionne avec la technologie CGI (common gateway interface documentée pour la première fois par la NCSA) et une série de chiffres de 0 à 9 au format GIF seront utilisés pour constituer le compteur.
Première version logicielle
En utilisant le HTML 5 nous avons pu rapidement
obtenir une page correspondant à la
description fournie par l’artiste.
Il s’agissait d’une page complètement noire
(fig.3) avec au centre un compteur de chiffres
blancs. Pour centrer le compteur nous avons
employé un simple tableau table, le fond noir
est obtenu avec bgcolor, le code faisant appel au
compteur inséré dans un td.
Après la première version fonctionnelle nous l’avons complété avec un compteur affichant des GIF ainsi que des mots-clefs d’époque.
Le format GIF
Étant un des standards image le plus employé,
l’artiste nous avait indiqué avoir utilisé ce
format pour faire fonctionner le compteur.
Nous avons donc réalisé la série complète de
GIF, de 0 à 9, le tout en Arial comme mentionné
dans les caractéristiques de l’œuvre.
Le corps n’étant pas spécifié, nous avons choisi
une taille en pixels de 15 x 27 pour être lisible
sur tous les formats d’écran actuels.
Les Mots-clefs
L’attribut Keyword très employé dans les premières
années du web, notamment popularisé
par des moteurs de recherche tel qu’Altavista,
est aujourd’hui obsolète et même proscrits lors
du référencement.
Tout en tenant compte de ce paramètre, nous
avons inséré les mots-clefs indiqués par
l’artiste, ces derniers faisant référence à des
événements contemporains de l’oeuvre, des
jeux vidéo et à la pornographie, censée attirer
le plus de visiteurs pour le compteur mais sans
rapport avec le contenu.
Notons ici que c’est en partie la raison qui a
poussé les principaux moteurs de recherche à
partir des années 2000 à considérer les motsclefs
comme l’apanage de sites de Spam. Utiliser
aujourd’hui cette technique entraînerait donc
l’effet inverse, le site serait non référencé.
Nous avons donc choisi dans un premier temps
de placer les mots-clefs en commentaire.
META NAME="keywords" CONTENT="sex,anal,facial,fuck,adult sex,ass worship,bdsm porn,bondage breast,bondage sex,cuckolds,dominatrix,fetish,fetish clubs,foot fetish,orgy,s m,sex slaves,sex voyeur,spanking,swingers,swingers club,threesome,voyeurism,whip,creampie,masterbate,teen sex,sex tape,horny,sonic,dragon ball Z, final fantasy, doom,donkey kong,battle arena,1994 FIFA World Cup,Kurt Cobain, Nirvana, World Wide Web Consortium"
Les mots-clefs ont été choisis en fonction de
plusieurs critères.
Selon les indications de l’artiste nous avons
sélectionné des mots-clefs faisant référence à la
pornographie, cette catégorie “attirant” le plus
de visiteurs[7].
Tous les mots-clefs utilisés sont contemporains
du site, notamment ceux faisant référence à
des événements d’actualité marquant en 1994
(la mort de Kurt Cobain ou bien la première
rencontre du W3C) ou bien à des jeux vidéo
célèbres à ce moment-là.
La liste pourrait être plus longue mais nous
l’avons limitée afin de donner un accès rapide à
tous les mots-clefs employés.
Première version matérielle
Nous avions donc une version en ligne fonctionnant
sur nos équipements contemporains. À
présent nous pouvions passer à l’étape suivante,
faire l’expérience de ce prototype avec
un ordinateur de 1994.
Un quadra 650 (fig.3)
est donc acheté avec son
écran, son clavier, sa souris d’origine avec le
système OS7.
Un adaptateur connecté sur le port AAUI
permet ensuite de brancher la machine sur le
réseau de l’ESAA via un serveur DHCP avec un
câble RJ45 de catégorie 6.
En utilisant les favoris installés d’origine avec
Mosaic nous obtenons un rendu partiel des
pages HTML générées par le site de NCSA.
Par contre nous obtenons une erreur (fig.4) persistante
lorsque nous tentons de nous connecter
à d’autres sites ainsi que sur COUNTER.
400 Bad Request Your browser sent a request that this server could not understand
L’erreur 400 est presque toujours le résultat
d’une mauvaise programmation du système
client et/ou du serveur Web. Ici notre système
client MOSAIC semble être la source de l’erreur,
non pas due à une mauvaise programmation
mais plutôt à l’obsolescence de son codage
datant de plus de vingt ans. Toute mise à jour
étant impossible, ce navigateur est donc mis
de côté pour l’expérience.
Toutefois cette erreur 400 fut bénéfique.
Jusque-là nous avions conservé les pages en
HTML5 ! Pensant avoir trouvé la source de
l’erreur, nous décidons logiquement de passer
au HTML1, version contemporaine de l’œuvre
et du navigateur.
Retro-codage, du html5 au html2
Après quelques recherches, il s’avère que le
HTML1 ne correspond pas tout à fait à nos attentes,
l’Internet Draft publié par Tim Berners-
Lee et Daniel Connolly datant de juin 1993, le HTML2 dont les spécifications sont
rendues publiques en novembre 1995 semble
mieux adapté.
La page de COUNTER est donc entièrement
réécrite en respectant les spécifications du
HTML2. Nous rencontrons alors deux difficultés,
le fond noir ne peut pas être obtenu en utilisant
l’attribut bgcolor car ce dernier n’existe
pas en HTML2 et il en est de même avec notre
tableau table.
Pire, le navigateur Mosaic possède une option
qui permet de régler le fond de couleur, ce
dernier étant par défaut gris, le site ne peut pas
être affiché en permanence de façon conforme
aux indications de l’artiste.
Cette dernière découverte nous pousse à nous
poser quelques questions troublantes. Pourquoi
l’artiste nous a indiqué avoir utilisé Mosaic si ce
dernier ne peut pas afficher COUNTER sur fond
noir ? La mémoire de l’artiste fait-elle défaut ou
bien superpose-t-elle plusieurs époques afin de
construire un COUNTER qui n’a pas pu exister ?
Une page d’accueil nécessaire
En plus du code, un autre problème se pose à
nous, l’arrivée sur la page contenant le compteur
ne se faisant pas par le résultat d’une
recherche, le nouveau site n’étant pas référencé, il manque une explication pour éviter que le
visiteur active manuellement le rafraîchissement
de la page pour comprendre le fonctionnement.
Nous décidons donc de créer une page
d’accueil incluant les informations nécessaires
à la compréhension de l’oeuvre, ainsi que
quelques liens pointant vers le site du PAMAL
et celui de l’artiste.
Nous rajoutons le code testant la validité de notre HTML2, ainsi déclaré conforme aux recommandations du W3C (fig.5).
Ajustements matériels et logiciels
Deux autres machines ont été testées avec notre
première version de COUNTER, il s’agit d’un iMac
et d’un UMAX Pulsar équipées respectivement
des navigateurs correspondants, Netscape
Communicator et Internet Explorer pour l’iMac,
Netscape 3.0.1 pour l’Umax.
Les résultats obtenus diffèrent sur les deux machines ainsi qu’entre les navigateurs. Sur l’Umax Pulsar, premier clone Mac construit par Pulsar en 1996, un problème de codage de caractère entraîne des erreurs d’accentuation dans le texte de la page d’accueil, tandis que sur l’iMac la version de Netscape communicator semble garder en mémoire cache la page du site, bloquant l’incrémentation du compteur lors de l’affichage de la page. Malgré plusieurs tentatives de réglages, l’incrémentation ne se fait pas. Aucun problème avec Internet Explorer.
Un soclage numérique
Reste encore à obtenir COUNTER sur fond
noir et centré en milieu de page comme indiqué
par l’artiste.
Pour ce faire nous allons passer par deux
étapes bien connues des webmasters de
l’époque afin de réaliser un soclage numérique
qui va consister à placer le compteur au milieu
de la page mesurant 640 x 480 pixels, puis à
réaliser un fond noir.
Le centrage est obtenu en intercalant deux
images, une en hauteur partant du haut pour
pousser le compteur vers le bas, une en largeur
partant de gauche pour pousser le compteur
vers la droite.
L’image verticale mesurant 1 pixel de large sur
240 pixels de haut, l’image horizontale 1 pixel
de haut pour 320 pixels de large.
Une troisième verticale est insérée afin de placer
en bas à droite le lien de retour vers la page
d’accueil (fig.6).
Une fois le compteur centré, nous pouvons
passer à l’étape suivante qui va nous permettre
de simuler un fond noir et affiner le centrage.
Cinq images vont être nécessaires au soclage
final (fig.7).
La première mesure 640/213 pixels, la seconde
qui précède et centre le compteur mesure
290/27 pixels, la troisième qui ferme le compteur
290/27 pixel, la quatrième 640/213 pixels,
la cinquième qui pousse “retour” à droite
490/27 pixels.
Pour obtenir le résultat optimal il faut ajuster
la taille de la fenêtre jusqu’à ce que les éléments
se mettent en place.
Nous obtenons donc une page noire avec un
compteur centré comme indiqué par l’artiste, le
tout au format 640/480 pixels, en HTML2 avec
un compteur CGI en Arial blanc.
Les mots-clefs pénalisants
Dans les premières versions les mots-clefs
étaient placés en commentaire afin de ne pas
dégrader le référencement du site.
La version actuelle utilise une méthode qui a fait ses
preuves mais qui est aussi considérée comme
pénalisante par les moteurs de recherche, le
Background Spoofing qui consiste à insérer du
texte de couleur noir sur fond noir pour aménager
une zone de contenu invisible pour les
internautes mais pas pour les robots.
Problèmes non résolus
Les mots-clefs
L’emploi des mots-clefs reste problématique, aucune des méthodes employées ne permet un bon référencement.
Mise en page
Lorsque le compteur augmente d’une dizaine il décale l’image 3 vers la droite. Il faut donc ajuster manuellement cette image. Ceci étant dit ce rythme aura tendance à décroître avec le temps étant donné l’importance du nombre affiché.
Erreur d’affichage avec Mosaic
L’erreur “400 Bad request” avec Mosaic est persistante et ne pourra pas être résolue puisque directement liée avec la programmation obsolète de ce navigateur.
Le cas Netscape
Netscape Communicator n’incrémente pas le compteur à chaque visite. Nous pensions qu’il s’agissait d’un cache persistant mais après plusieurs tests nous n’avons pas pu obtenir une incrémentation correcte du compteur.
Problèmes à venir
La fin du support du CGI par les hébergeurs est peut-être la partie la plus fragile de l’œuvre. Ce langage de programmation ancien est progressivement remplacé par d’autres systèmes plus performants et plus sûrs.
Un COUNTER authentique et inédit ?
Ce travail a permis de retrouver plusieurs
techniques employées dans les premières
expériences artistiques du Web et qui sont
aujourd’hui en voie de disparition. Elles disparaissent
parce qu’elles sont obsolètes comme
le soclage numérique des pages remplacé par
l’utilisation du CSS, ou bien prohibées comme
l’emploi des mots-clefs afin de référencer un
site.
Nous avons donc recréé et mis en ligne Counter en
utilisant la plupart des techniques d’origine alors
que le site avait disparu depuis plusieurs années.
Ce dernier est aujourd’hui référencé sur le site
de l’artiste comme étant le second original,
donc le double authentique du site de 1994.
Mis à part quelques problèmes mentionnés
dans la dernière partie, il reste une question
qui mérite attention et qui a été soulevée lors
du premier compte rendu sur ce travail.
Nous avons suivi scrupuleusement les indications
de l’artiste et il s’est avéré au fur et à
mesure de notre cheminement que plusieurs
éléments sont apparus en incohérence avec les
réalités techniques de l’époque.
Si nous nous en tenons à la version décrite qui devait donc fonctionner
avec Mosaic, comment le site pouvait-il
être affiché sur fond noir alors que ce navigateur
ne gère pas les fonds de couleur mis à part
en passant par les préférences ? Le gris est la
couleur par défaut, les internautes ne devaient
pas être nombreux à régler sur fond noir car le
texte en noir devient alors illisible.
Comment pouvait-on centrer un élément alors
que les fonctions n’existaient pas en HTML1
ou 2 ? Nous obtenons un rendu acceptable en
déployant des images noires mais cela correspond-
il à la réalité de l’époque ?
Nous pouvons en déduire trois propositions :
Nous ne sommes pas parvenus à trouver les
bonnes combinaisons techniques et notre
travail est incomplet ;
Les souvenirs de l’artiste ne sont pas justes et il
y a donc une réinterprétation de ce qui a existé
avec ce qu’il s’est passé par la suite, les navigateurs
suivants ont géré les fonds de couleur, les
tableaux, etc. ;
Le site n’a jamais existé pour des raisons inconnues
(difficultés techniques, projet resté en
l’état d’esquisse, fiction) et l’oeuvre COUNTER
visible en ligne aujourd’hui est inédite.
Cette dernière proposition mérite un plus grand développement qui dépasse le cadre actuel de cette étude et une discussion approfondie avec l’artiste, car si cela était le cas nous serions alors devant une situation singulière qui nous placerait en position d’exécutant technique ou de co-créateur d’une oeuvre de Grégory Chatonsky, ce dernier jouant peut-être à la fois sur l’indiscutable vérité du site historique déclaré en ligne et documenté en tant que tel sur son site officiel, sur ses souvenirs personnels et sur la simplicité de mise en oeuvre des documents numériques nécessaires à sa recréation.
Références
- ↑ http://chatonsky.net/project/counter/
- ↑ https://fr.wikipedia.org/wiki/NCSA_Mosaic
- ↑ National Center for Supercomputing Applications - ftp://ftp.ncsa.uiuc.edu/Mosaic/
- ↑ https://en.wikipedia.org/wiki/Timeline_of_ Macintosh_models
- ↑ https://en.wikipedia.org/wiki/Quadra_650`
- ↑ https://en.wikipedia.org/wiki/AAUI
- ↑ Nous avons recensé à ce jour 3627 mots-clefs faisant référence à la pornographie.