"Art et archéologie des média" : Différence entre versions
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Texte issu de la conférence donnée le 21 avril 2015 | Texte issu de la conférence donnée le 21 avril 2015 |
Version du 7 octobre 2016 à 09:14
Auteurs : Emmanuel Guez
Date de Parution : 2016
Référence : Guez (E.), "Art et archéologie des média", "Newsletter, Parchèvement continu", n°14, HEAD, 2016.
Sommaire
ARTICLE
« La question désormais décisive de la philosophie pourrait se formuler ainsi : êtes-vous du côté du réel ou du côté de l'histoire ? » Alexander R. Galloway (1).
Le PAMAL (Preservation & Art – Media Archaeology Lab) doit son existence à une évidence tragique. Les artistes sont mortels, les oeuvres ne le sont pas moins. Et malheureusement, les oeuvres produites avec les média techniques, particulièrement les média numériques, meurent beaucoup plus rapidement que les autres.
Ephémérités
Prenez le cas de l'Angelino de l'artiste Albertine Meunier. C'est une petite danseuse dans une
bouteille d'alcool vidée de son contenu. À chaque fois que le mot ange apparaît sur Twitter, la
danseuse se met à tourner avec une petite musique. Un ange passe sur Twitter. Un an après sa
création, en 2009, le réseau social change son API. L'artiste doit alors rappeler ses oeuvres pour en
changer le code, comme Toyota rappelle ses voitures défectueuses. En 2012, Twitter modifie de
nouveau son API… Il ne s'agit pas ici seulement d'une question technologique. Jadis le sort des
oeuvres d'art dépendait des événements politiques ou religieux. Il dépend aujourd'hui des stratégies
industrielles et économiques. Et il est tout à fait possible qu'un jour prochain le site disparaisse, à
l'instar de sites Web très populaires au début des années 2000 tels que Geocities ou Friendster, ce
qui signifierait alors la mort clinique de l'Angelino. Cette éphémérité des oeuvres est un problème
pour le monde de l'art.
Parmi les méthodes de préservation de ces oeuvres, l'une d'elle consiste à considérer que toute oeuvre
à composante numérique comporte une part matérielle et une part immatérielle. En raison de
l'obsolescence matérielle et logicielle, il pourrait s'avérer légitime que la préservation des oeuvres
porte sur l'idée de l'artiste, sur ses effets interfaciels (l'image, le son…) ou sa dimension interactive.
Une réinterprétation de l'oeuvre lui permettrait alors de demeurer visible en dépit du matériel et des
logiciels. Il est vrai qu'une oeuvre numérique se réduit à de l’écriture et de la lecture, à des 0 et des
1 et qu'aucune oeuvre n'est complètement obsolescente. Avec l'émulation, la simulation ou la
virtualisation, la réinterprétation, tout est possible. Il reste que les machines et les langages
racontent en eux-mêmes une histoire et véhiculent une idéologie qu'il serait fallacieux d'éliminer au
seul profit de la visibilité des oeuvres. Surtout, nous n’écrivons pas n’importe quoi avec n’importe
quelle machine. Changer de machines pour porter une oeuvre sur une autre machine ou l’émuler
pour maintenir coûte que coûte l’oeuvre en vie, pour qu’elle soit toujours en état d’être reçue, est un
problème qui dépasse largement la simple question de la monstration : les machines produisent des
effets sur la manière dont nous écrivons et dont nous lisons ou percevons et quand nous changeons
de machines, d’écran, de hardware, de langages et même de marque, nous faisons comme si ce
n’était pas le cas.
Matérialités
C'est à ce niveau que l'archéologie des média est instructive. Les machines possèdent leur propre
discours, les logiciels leur propre idéologie. Ce que le théoricien et père de l'archéologie des média
Friedrich Kittler met en avant, c'est que tout écrit doit être pensé au sein d'un système d’inscription
matériel de l'écriture et de la lecture. L'ordinateur possède alors une structure spécifique qui place
tout « texte » dans une succession de déterminations. Dans l’interaction entre le langage humain et
le langage des machines numériques, il existe ainsi une série de « couches, » qui, in fine, active une
réalité électronique. Il y a tout d'abord ce que l’on voit (l'image, le son… – et à l’ère du web 2.0,
nous pourrions dire que l’interface est la société tout entière). Ensuite, les premières couches de
code (interfaces graphiques des logiciels, langages de haut niveau, jusqu’au système d’exploitation).
Enfin, il existe une « dernière » couche, langages de bas niveau et microprocesseur, qui constitue la
base réelle sur laquelle s'élèvent toutes les superstructures symboliques.
Pour Kittler, l'ordinateur s'inscrit dans la continuité des média techniques analogiques, qui,
comme le phonographe, ont bouleversé le système d'inscription de l'écriture (imprimée), « qui enregistre uniquement du symbolique, c’est-à-dire ce qui passe à travers le filtre de la signification.
Les média analogiques [sont] directement connectés sur le réel, au sens lacanien du terme, de ce
qui est à la fois en deçà des apparences et hors du langage, résistant à toute symbolisation. Au
XIXe siècle, la nouveauté est l’apparition de média capables de capter une information en deçà du
seuil de la perception consciente et qui ne pourrait donc pas être enregistrée sans machines. (...)
Tandis que l’écriture transformait des unités signifiantes en un code, les média techniques
transforment le réel lui-même en code » (2). Avec l'ordinateur, le réel lui-même est codé à un
niveau de matérialité proche de celui composant toute matière. Avec l'approche connexionniste de
l'informatique, ses matérialités tendent désormais vers les réseaux neuronaux, autrement dit vers le
vivant. Et la connexion entre les deux ordres matériels (l'ordinateur comme machine codant le réel
et le réel lui-même) se produira sans nul doute avec les ordinateurs quantiques. Le contrôle et la
maîtrise des couches inférieures permettant ce codage n'est pas alors sans enjeux culturels et
politiques, que l'archéologie des média est à même de mettre au jour (3).
Ecosystèmes
Mais, les matérialités ne s'arrêtent pas au niveau du microprocesseur en tant que tel. Toute oeuvre
numérique s'inscrit dans un écosystème. Abordées sous l'angle des matérialités, ces oeuvres ne sont
pas qu’images, sons ou textes, mais aussi des programmes, des entités numériques, des interactions
homme-machine, des innervations médiatiques, des composants électroniques, des câbles, de
l’énergie électrique, et répondent à des stratégies industrielles, économiques, à des discours et des
pratiques. L'écosystème médiatique, qui n'est pas synonyme de contexte, caractérise alors un
système d’interactions entre les machines et les hommes et entre les machines elles-mêmes, à
l'image de l'écosystème biologique, qui définit un système d'interaction entre les êtres vivants et
leur milieu. Notre actuel écosystème numérique dépasse ainsi largement la vision (hyper-)textuelle
que les êtres humains peuvent en avoir. La majeure partie des communications se fait aujourd'hui de
machines à machines, et ce que nous en percevons n'est qu'une infime partie superficielle. Les
matérialités des écosystèmes numériques définissent néanmoins un système d'inscription aussi bien
de la création logicielle que littéraire et artistique. Il y a ainsi un art du Minitel, du Web, du Web
2.0, de l'Internet des objets… qui obéissent eux-mêmes à des déterminations d'ordre
computationnelles.
Subjectivité computationnelle
Il y a en effet des coïncidences troublantes. Les écosystèmes médiatiques, dont le Web (et l'art dont
il est le médium), semblent obéir à une logique interne, à des temporalités immanentes, à des topoi
(4), des cycles ou des courbes (Hype) (5), laissant apparaître sur le temps long des réémergences
(6). L'exploration archéologique et artistique des média que nous partageons avec d'autres artistes
font émerger la présence d'une subjectivité computationnelle dont le signe visible par l'homme
serait le bug. Pour le PAMAL, le bug est l'un des concepts fondamentaux de l'archéologie des
média (7). Il ne s'agit pas ici de penser le bug comme un dysfonctionnement, ce qui est un point de
vue humain, par rapport à une attente, mais de le penser comme la fonction de l’a-fonction, nous
permettant d'adopter cette fois le point de vue des machines.
Sur cette question, des artistes font mouvement. Nous les nommons « archéomédiatiques » (ou
« médiarchéologiques », pour reprendre l'expression forgée par Yves Citton). Ils explorent et
expérimentent les matérialités computationnelles et les signes de celles-ci, tels que le bug, dont la
représentation anthropomorphique est connue sous le nom de glitch. Ces artistes n'utilisent pas les
machines mais, à partir de leurs matérialités, les font parler – présupposant alors une subjectivité
computationnelle. En ce sens, il faut distinguer les artistes du glitch – qui demeurent du point de
vue humain – et ceux du bug.
Il existe en outre deux types d'artistes médiarchéologiques. Les premiers explorent le bruit du
hardware (au sens étendu du terme), les seconds la formalisation de cette subjectivité. Pour les
premiers, citons Gebhard Sengmüller, Benjamin Gaulon, les collectifs Dardex, Projet Singe… Pour
les seconds, sans doute faut-il évoquer en premier lieu JODI et Alexei Shulgin, puis Garnet Hertz,
Mark Lombardi, Suzanne Treister, Christophe Bruno, les collectifs RYBN, Art h-Index,
Scrumology Prod… (8)
Préservation et non-préservation (sépulture)
Si je m’en tiens à l’art du réseau, l’Internet est une succession de média morts. L'obsolescence y
frappe aussi vite que l'émergence. En quelques années, ses productions deviennent des zombies
illisibles, qui ne laissent derrière eux que traces, récits et documents épars. L'approche de leur
préservation par le PAMAL consiste à produire des seconds originaux, c'est-à-dire une duplication
sur la machine et avec les langages d'origine (9). Méthodologiquement, un second original est d'une
grande richesse, notamment quand il est lacunaire. La lacune, ou la couche de matérialité qui a
(définitivement) disparu, est un indice de la mutation d'un écosystème. La condition de cette
exploration est la mise entre parenthèse du fonctionnement de l'oeuvre qu'exige la muséologie
actuelle et le marché de l'art. Il arrive même parfois que le « texte » de l'oeuvre ne soit plus lisible,
en raison très souvent de la destruction de sa machine de lecture, ce qui nous oblige à penser
autrement le désir d'éternité attaché à toute création tangible. En d'autres termes, l’approche
archéologique des oeuvres d’art à composante numérique permet d’accueillir la mort de l’oeuvre. Et
d’organiser les cimetières, par une documentation, par la duplication, par une collection d’oeuvres
d’art mortes, par de la prédiction (notamment par la détermination des conditions de préservabilité
des oeuvres, de leur recyclabilité, de leur entropie, des possibilités de leur réémergence).
Le PAMAL propose ainsi à la fois une approche ontologique et artistique de l’archéologie des
média, une méthode pour définir les écosystèmes médiatiques, une méthode de préservation et de
non-préservation des oeuvres d’art à composante numérique. Force est de constater que le monde
des arts et cultures numériques, uni il y a encore quelques années pour faire face à l'hostilité du
monde de l'imprimé, est aujourd'hui scindé en deux : les uns, offrant des expériences sans cesse
renouvelées du symbolique, obéissent à la logique de l'innovation technologique et de l'histoire ; les
autres, explorant le réel du sujet computationnel et les conditions de possibilités du symbolique,
mesurent et déjouent les effets politiques et culturels de notre environnement numérique. Le
PAMAL se place résolument du côté des seconds.
Texte issu de la conférence donnée le 21 avril 2015
Notes
(1) Alexander R. Galloway, les nouveaux réalistes, Leo Scheer, 2012.
(2) Emmanuel Guez, Frédérique Vargoz, « Une histoire de l'ordinateur du point de vue de la théorie
des média », in Cahiers philosophiques, n°141, 2015.
(3) Cf. Friedrich Kittler, Mode protégé [1993], trad. F. Vargoz, Les Presses du réel, 2015.
(4) Cf. par ex. Erkki Huhtamo, « Dismantling the Fairy Engine: Media Archaeology as Topos
Study » in Media Archaeology, Approaches, Applications, and Implications, sous la direction d'E.
Huhtamo et J. Parikka, University of California Press, 2011. Les premiers textes de d'E. Huhtamo
sur la notion de topos remontent à la fin des années 1990.
(5) Garnet Hertz et Jussi Parikka, « Zombie Media: Circuit Bending, Media Archaeology into an
Art Method », Leonardo, Vol.45, n°5, 2010. Voir aussi Christophe Bruno, « Objets esthétiques non
identifiés » in Echappées, n°1, sous la direction de C. Desbordes et C. Melin, Revue de recherche
de l’École Supérieure d'Art des Pyrénées, 2013.
(6) Siegfried Zielinski, Deep Time of the Media: Toward an Archaeology of Hearing and Seeing by
Technical Means, trad. G. Custance, MIT Press, 2006. Cf. artistiquement parlant, le projet du
collectif Scrumology Prod.
(7) Christophe Bruno, Emmanuel Guez, « Une archéologie du bug », MCD, n°75, sous la direction
de E. Guez, 2014.
(8) Liste établie avec la complicité de Marie Lechner, chercheuse au PAMAL.
(9) Lionel Broye, Emmanuel Guez, avec Prune Galeazzi, « Save our bits ! », Actes de l'OBS/IN, 2016.