La conservation-restauration des arts numériques en résumé(s)

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Notes de bas de page de l'article d'Emmanuel Guez, "La conservation-restauration des arts numériques en résumé(s)", in : J.-M. Dallet, B. Gervais (éd.), Architectures de Mémoire, Les Presses du réel, à paraître en janvier 2019.

Résumé n°1 (2000-2010, années fastes de la préservation des arts numériques)

(1) Nous distinguons ici l'art numérique de l'art contemporain, ce dernier ne désignant pas l'art d'aujourd'hui mais un genre esthétique défini par des pratiques et des discours spécifiques (cf. par ex. Catherine Millet, L'art contemporain en France, Paris, Flammarion, 1987). Par ailleurs, l'art contemporain est lui-même confronté aux phénomènes d'obsolescence. Cf. Cécile Dazord, "La conservation-restauration à l'épreuve du consommable" in : MCD, revue, n°75, sept.-nov. 2014.

(2) À la fin des années 1990 sont publiés plusieurs articles significatifs sur la préservation des données numériques. Dès 2000, Stewart Granger met en avant l'émulation. Voir notamment :
Jeff Rothenberg, "Avoiding Technological Quicksand: Finding a Viable Technical Foundation for Digital Preservation", 1998. [1]
Seamus Ross, "Digital Archaeology: Rescuing Neglected and Damaged Data Resources", U. de Glasgow, 1999. [2]
Stewart Granger, "Emulation as a Digital Preservation Strategy", in D-Lib Magazine, Vol. 6, 10, 2000. [3]

Pour un aperçu des différentes méthodes de la conservation-restauration des œuvres d'art numériques, voir [4]
La plupart de ces méthodes sont issues des théories des années 2000-2010.

(3) Richard Rinehart, "Media Art Notation System: Documenting and Preserving Digital / Media Art", 2007. [5]

(4) Oliver Grau (éd.), Media Art Histories, Cambridge (MA), MIT Press, 2007.

(5) Pip Laurenson, "Authenticity, change and loss in the conservation of time-based media installations", in Tate Papers, Issue 6, 2006. [6]

(6) Alain Depocas, Jon Ippolito et Caitlin Jones (éd.) (sous la direction de), L’Approche des médias variables. La permanence par le changement, Guggenheim Museum Publications et Fondation Daniel Langlois, 2003. Voir aussi : [7]

(7) Christiane Paul, "Context and Archive: Presenting and Preserving Net Art", p.101-120, in : Dieter Daniels, Günther Reisinger (éd.), Netpioneers 1.0 – Contexualizing Early Net-based Art, Berlin-New York, Sternberg Press, 2010, p.101-120. [8]

Résumé n°2 (L'art numérique du point de vue de sa conservation-restauration)

(1) Cf. par ex. Bernard Stiegler, déclarant que « L’art numérique n’existe pas, il n’a jamais existé. », Conférence du 8 février 2004, Centre Georges Pompidou, Paris.

(2) Étant un art « jeune », l'art numérique est peu présent dans les collections publiques ou privées.

(3) Nous reprenons ici la définition du médium (pl. média) de Friedrich Kittler. Cf. Friedrich Kittler, Grammophon, Film, Typewriter, Berlin, Brinkmann & Bose, 1986.

(4) Cf. Wolf Lieser, Digital Art, Potsdam, Tandem Verlag, 2009.

Résumé n°3 (Comment l'art de la performance est devenu un modèle pour la conservation-restauration des arts numériques)

(1) Cf. Alain Depocas, "Digital Preservation : Recording the Recoding. The Documentary Strategy", 2002. [9] Voir aussi Richard Rinehart, "A System of Formal Notation for Scoring Works of Digital and Variable Media Art", Berkeley (CA), University of California, 2005. [ http://archive.bampfa.berkeley.edu/about/formalnotation.pdf]

(2) Ainsi, en France comme au Québec, l'art numérique est soutenue par les institutions publiques de soutien au cinéma et à la création audiovisuelle (en France, le CNC-DICRéAM).

(3) Sur l'idée que les machines "performent", voir par exemple Philip Auslander, « At the Listening Post, or, Do Machines Perform? », in International Journal of Performance Arts and Digital Media, Vol. 1, 1, 2005. [10]
L'idée que les machines "performent", renversant la proposition austinienne ("Quand dire, c'est faire"), n'est pas une idée nouvelle en art. Cf. les machines de Tinguely et les "performing machines" de Stephen Cripps.

Résumé n°4 (Le dualisme métaphysique de la théorie des médias variables)

(1) Nelson Goodman, Langages de l'art, trad. J. Morizot, Paris, Hachette, 2005. Dans ses conférences datant des années 1960, Goodman soutient que la notation est caractéristique des arts allographiques, où l'oeuvre peut être « instanciée » plusieurs fois (par ex. : une pièce de théâtre, une pièce musicale, etc.). Selon la théorie des médias variables, l'art numérique serait donc un art allographique.

(2) Alain Depocas, Jon Ippolito et Caitlin Jones (éd.), op. cit. Voir aussi le site web du réseau des médias variables. [11] En ce sens, l'un des fondements de la théorie des médias variables est la distinction goodmanienne.

(3) La réinterprétation consiste à interpréter une oeuvre d'art victime de l'obsolescence technologique. Cette réinterprétation créative est mise en oeuvre à partir de la part immatérielle de l'oeuvre, c'est-à-dire l'intention de l'artiste.

Cette approche s'applique aussi bien à l'art numérique qu'à l'art contemporain. Cf. Caitlin Jones, "Évolution de l'authenticité. Objets et intention dans le monde artistique", in Art Press, revue, n°12, 2009. L'une des thèses de la théorie des médias variables consiste d'ailleurs à penser que la préservation de l'art numérique n'a pas de spécificité par rapport à l'art contemporain et à l'art aborigène (cf. Jon Ippolito, "Émulation, migration, & re-création", ibid.) dans la mesure où ces catégories esthétiques partagent le fait d'être des arts "vivants". Sans doute faut-il considérer l'art de la performance – en tant qu'art vivant (ou "live art") – comme le paradigme de l'art contemporain en général, défini par la puissance d'agir, autant comme geste (duchampien) que comme action (au sein du monde de l'art).

La théorie de la réinterprétation elle-même semble ne pas échapper au paradigme de la puissance d'agir. Citons cette phrase : "La réinterprétation est la plus radicale des quatre stratégies de préservation, mais également la plus puissante", in Richard Rinehart, Jon Ippolito, Re-collection, Art, New Media and Social Memory, Cambridge (MA), MIT Press, 2014, p.10 (nous traduisons). Voir aussi [12] Selon R. Rinehart et J. Ippolito, les quatre stratégies de préservation sont : le stockage, l'émulation, la migration et la réinterprétation.

(4) La documentation joue un rôle primordial dans la conservation de l'oeuvre numérique (exactement comme dans la performance ou la musique). Pour certains théoriciens, elle tient même lieu de préservation. Par exemple chez Oliver Grau, "For an Expanded Concept of Documentation: The Database of Virtual Art", in ICHIM, Paris, École du Louvre, 2003, Proceedings, p. 2–15. [13] Nous retrouvons une idée similaire dans le projet DOCAM (Documentation et Conservation du Patrimoine des Arts Médiatiques) de la fondation Daniel Langlois [14]

L'artiste Rafael Lozano-Hemmer, reprenant l'idée que le code source est une partition, a proposé un protocole de conservation fondé sur la documentation. Cf. Rafael Lozano-Hemmer, "Best practices for conservation of media art from an artist’s perspective", 2015 [15]

(5) Cf. Platon, Phédon , 78b-80c et La République, Livre X, 611a-e, inŒuvres complètes, trad. Robin, T.1, Paris, Gallimard, 1950.

Résumé n°5 (La méthode préservative des arts numériques)

(1) Cf. par ex. : Lucy Lippard, Six Years: The Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972, Berkeley and London, U. of California Press, 1997.

(2) Sur le soin de l'âme, se reporter à Platon, Phédon, 107 c-d. La comparaison entre le philosophe et le médecin est récurrente chez Platon, qui accorde par ailleurs au médecin une place privilégiée dans la hiérarchie des fonctions sociales. Cf. Phèdre, 248 d. Sur le "soin de l'âme" comme paradigme de la pensée européenne, lire Jan Patocka, Platon et l'Europe, traduction E. Abrams, Lagrasse, Verdier, 1983. Il semblerait que la conservation-restauration n'y échappe pas.

(3) Pour Platon le "corps est un tombeau" (Phèdre, 250c).

(4) Par méthode "préservative", nous entendons toute "stratégie" de conservation-restauration des arts numériques reposant sur une analogie entre les arts numériques et la performance. Elle renvoie aux pratiques de conservation-restauration de la performance : "re-enactment", "re-interpretation", "proliferative re-creation", "delegated performance" (Cf. Claire Bishop, Delegated performance: Outsourcing authenticity, 2012. [16]), etc. Cette analogie entre art numérique et art de la performance permet de justifier de rejouer l'oeuvre, indépendamment du matériel "original" (hardware), comme c'est le cas avec l'émulation, la migration, le portage, la virtualisation et la réinterprétation.

(5) L'émulation consiste à lire un programme obsolète avec une machine actuelle en reproduisant son environnement d'origine. Nous entendons ici l'"environnement" au sens restreint de l'expression, i.e l'environnement logiciel, l'émulation ayant pour objectif, comme les autres approches "préservatives", de "libérer" la conservation-restauration des oeuvres d'art numériques du hardware.

(6) La virtualisation consiste "à faire fonctionner l’environnement logiciel d’un objet numérique sur une machine contemporaine ayant la même architecture grâce à une machine virtuelle". (Morgane Stricot, "Diagramme méthodologique de la préservation d'objets numériques complexes" [17]). Pour toutes les définitions suivantes, se reporter au même diagramme.

(7) La migration consiste à adapter le code source à l'évolution logicielle et matérielle. Le logiciel est maintenu en fonctionnement sans maintien du matériel.

(8) Le portage consiste à réécrire le code source en lui apportant les modifications nécessaires pour qu'il puisse fonctionner sur l'environnement de destination. Dans le cas du portage, la réécriture se fait généralement dans un nouveau langage informatique.

(9) La réinterprétation consiste à recréer l'oeuvre en l'interprétant. Cf. Alain Depocas, Jon Ippolito et Caitlin Jones, op. cit.

Résumé n°6 (Préserver une oeuvre, c'est préserver son écriture)

(1) Voir par exemple l'article de l'artiste Casey Reas, écrivant que "le code source n'est pas l'oeuvre" ("The code-source is not the work"). Casey Reas, "Conservation", 2016. [18]

Résumé n°7 (Les couches archéologiques des oeuvres numériques)

(1) Nous tirons cette analyse de F. Kittler, Mode protégé, trad. F. Vargoz, Les Presses du réel, 2015.

(2) Le Net art est en effet non seulement "dépendant" de l'obsolescence des logiciels et des matériels mais aussi des différentes matérialités à l'oeuvre dans le réseau, c'est-à-dire par les infrastructures, mais aussi la gestion internationale – jusqu'à présent essentiellement américaine, des normes de l'Internet.

Résumé n°8 (Les nouvelles instances de l'art)

(1) La conservation-restauration des oeuvres numériques se heurte régulièrement aux droits applicables aux logiciels dits "propriétaires". Un logiciel "propriétaire" ne devient pas "libre" dès lors qu'il est abandonné. Ce qui rend, en droit, impossible une quelconque intervention sur le code-source.

(2) L'oeuvre n'est pas elle-même industrielle, mais elle en dépend. Autrement dit, si l'art numérique est « éphémère », c'est parce qu'il est de nature industrielle et non parce qu'il peut être apparenté à la performance. L'analogie entre les deux arts et l'idée que l'oeuvre réside d'abord dans l'intention de l'artiste masquent la réalité de la condition de l'art numérique et constituent une sorte de palliatif à la logique industrielle. Une autre réponse possible consiste à "exposer" cette dépendance, c'est-à-dire la vulnérabilité de l'art numérique, en laissant l'oeuvre mourir et, surtout, en montrant les raisons de son agonie.

(3) Ce rapport s'inscrit dans un écosystème donné. Un écosystème média-technique est comme une micro-épistémè (au sens foucaldien), ou plus précisément, un micro-système d'inscription, pour reprendre un concept de F. Kittler. Cf. F. Kittler, Aufschreibesysteme 1800-1900, Fink, 1985. Cf. Emmanuel Guez, "Art et archéologie des média", Newsletter, HEAD 2016. [19]

(4) Nous convoquons ici le concept de Cesare Brandi (cf. Cesare Brandi, Teoria del restauro, Bologna, Piccola biblioteca Einaudi, [1963] 2000 ; Théorie de la restauration, trad. M. Baccelli, Paris, Allia, 2011). Les instances esthétiques et historiques, et dans une moindre mesure techniques, constituent les critères permettant d'évaluer une restauration d'oeuvre d'art. S'agissant des arts numériques, ces instances sont média-techniques, (techno-)industrielles et artistiques.

Résumé n°9 (Le second original comme remédiation à l'obsolescence des arts numériques)

(1) Cf. Emmanuel Guez, Morgane Stricot, Lionel Broye, Stéphane Bizet, "The afterlives of network-based artworks", The Journal of the Institute of Conservation (ICON), London, 2017.

(2) Il ne s'agit pas d'émuler, simuler ou migrer l'oeuvre entière mais de surmonter des difficultés ponctuelles en utilisant ces techniques. Par exemple, on pourra simuler un serveur dans une oeuvre télématique, dans la mesure où le réseau aura disparu.

(3) Plus cette reconstitution est lacunaire, plus nous sommes éloignés de cet écosystème et plus elle nous intéresse. Elle permet de penser les ruptures temporelles et épistémologiques, autrement dit ce que la culture occidentale a perdu – non seulement l'oeuvre dans son intégrité, mais aussi un environnement numérique, c'est-à-dire des interactions humain-machines (i.e une certaine relation au corps), des stratégies, discours et pratiques industrielles, des logiciels, des matériels, dont des composants électroniques, des infrastructures.

(4) Les musées des techniques exposent des machines éteintes derrière des vitrines. Les musées d'art conservent des oeuvres mortes. Il s'agit tout simplement de restaurer les secondes avec les premières, lesquelles seront en même temps mieux conservées.

Au-delà d'une collaboration bénéfique aux deux parties, l'enjeu est aussi théorique : faut-il encore, s'agissant des arts média-techniques, et des arts numériques en particulier, distinguer l'art de la technique ? Cette distinction, qui a pour enjeu l'autonomie de l'art, est entretenue par l'esthétique, dont l'existence en dépend. Mais dans la mesure où les effets esthétiques des oeuvres média-techniques peuvent être compris et analysés par la science des média techniques, cette distinction, et donc l'esthétique comme discipline, a-t-elle encore lieu d'être pour ces oeuvres-là ?

Résumé n°10 (Que vaut l'excuse : "Pour des raisons techniques, le dispositif n’est plus en état de fonctionnement. Nous vous prions de bien vouloir nous excuser pour ce désagrément." ?)

(1) Sur la notion de biopouvoir et de biopolitique, cf. Michel Foucault, Histoire de la Sexualité, Tome 1, Paris, Gallimard, 1976, et notamment le chapitre 5, "Droit de mort et pouvoir sur la vie".

Résumé n°11 (Que faire ?)

(1) C'est ce à quoi le PAMAL s'emploie dans ses expositions. L'exposition "une archéologie des média" (mai-juin 2015, Aix-en-Provence) se déroulait dans deux salles. La première salle, noire, était consacrée aux œuvres malades ou en souffrance. Le visiteur pouvait se promener de table en table, lesquelles pouvaient être comparées aux différentes unités que l'on trouve dans les hôpitaux : chirurgie, soins intensifs, observation, réanimation, convalescence... Comme les œuvres pouvaient se dégrader et les vieilles machines s'arrêter pendant l'exposition, les médiateurs avaient pour instruction de dresser un constat d'état tous les jours. Et surtout de ne chercher ni à réparer ni à s'excuser du fait que telle ou telle machine ne "marchait" plus. [20]